du vent
5 octobre 2014 § 2 Commentaires
Fidèle à mes habitudes, sans faire exprès, je fais les choses dans le désordre. Je suis en mission. Un autre voyage dans le voyage qu’est ma vie parisienne, toujours, après bientôt huit ans d’exil. Je me retrouve au milieu d’étudiants universitaires de vingt ans. Non seulement je découvre ce qu’est étudier ici, mais je voyage dans mon passé. Je les observe et me demande ce qui me différencie d’eux, ce qui me rapproche aussi, surtout. Ils m’accueillent, me considèrent tant bien que mal comme une des leurs, ils me tutoient en hésitant. Dans l’ascenseur ils se demandent parfois si je suis professeur, ça se voit dans leurs yeux. L’âge creuse un petit fossé entre eux et moi, mon accent aussi. Mais le fossé est peu profond. On le traverse aisément : nombreux sourires de connivence, mêmes agacements devant l’administration.
Parmi eux je me souviens avoir toujours aimé l’école. Je ne parle pas de l’institution, ici, ni de l’autorité, surtout pas, mais du fait d’apprendre, d’écouter, de réfléchir. À cause de l’argent, de la blessure, autodidacte, j’avais un peu oublié cet amour. La dette : elle est sans doute ce qui me différencie le plus de ces étudiants français. Bien sûr, un grand nombre d’entre eux doivent travailler pour vivre, payer leur loyer, ils ne l’ont pas facile, loin de là. Ils ne sont pas riches : nous avons aussi cela en partage. Ils arrivent à l’âge adulte en période d’austérité. Je les plains, je les admire, je les trouve courageux. Mais ils ne portent pas de dette sur leurs épaules. Cela se perçoit. Ne sont-ils pas ainsi un peu plus libres de penser?
Je fais les choses dans le désordre, oui. Je me sers de mes notions d’italien pour faire du latin. Je vis un autre décalage peu surprenant ; dans le cours d’ancien français, on nous apprend que le son â n’existe plus en français moderne. Dans le français moderne de ma vie, celui du Québec, dans ma langue maternelle, celle que je parle toujours, il existe pourtant. Ma professeur ne l’ignore pas, je crois, mais je suis minoritaire, alors nous mettons ce fait de côté. Je note ce que cela signifie. Ce qui est une évidence pour eux ne l’est pas pour moi, pour nous de là-bas, d’un immense territoire qu’est le Québec. Langue minoritaire, littérature minoritaire quoiqu’on en dise : hiérarchies allant de soi que je ne pourrai jamais supporter.
Je suis en mission symbolique. J’ai probablement l’équivalent de plusieurs maîtrises dans le cerveau, mais je termine une licence. Autant dire : du vent. Je termine ce que je n’ai pas terminé il y a quinze-vingt ans. Dans les faits, la licence ne changera rien à ma situation. J’écris, je travaille. Elle ne signifie rien concrètement. Mais la responsable du département de lettres modernes a compris le sens de ma démarche, et je lui dois beaucoup. Sans son soutien et sa patience je n’y serais pas, j’aurais baissé les bras devant l’obstacle administratif, aussi coriace que révoltant, comme partout ailleurs : l’institution préfère mastiquer et avaler – faire disparaître, rendre hors d’état de nuire – ceux d’entre nous qui n’entrent pas dans les cases.
Je suis là pour réparer un passé troué par une dette et la dépression qu’elle m’a value. Je la rembourse encore aujourd’hui, la dette contre lesquels les étudiants du Québec se battent toujours. Je suis là pour guérir une vieille blessure. Cette réparation n’est pas encore faite, elle est en cours, j’ignore comment elle finira mais elle me bouleverse déjà.
J’aime la pudeur, posée comme un voile, léger, sur ces mots portés par le vent…
Merci,
O.
Le bouillonnement universitaire est bien exaltant.
Dans le bout de pays où je vis, les étudiants me laissent perplexes. Encore une fois un grand fossé entre mes origines et mes nouvelles racines. C’est que les étudiants d’ici sont passifs et préfèrent juger les Québécois qui se révoltent contre une hausse des frais de scolarité. Des gâtés, ces étudiants du Québec que j’entends. Qu’attendent les « Anglais » pour se révolter que je rétorque. Parce qu’ici, les frais sont plus élevés. D’où mon incompréhension.
Et je trouve un peu triste que le â n’existe plus dans le français moderne. Je serai prise à manger des pattes à la sauce tomate…