un arc
26 janvier 2011 § 1 commentaire
Vouloir circonscrire, cerner une distance. Nommer le délai qui sépare un être de son passé, d’un autre temps géographique où il a pu respirer, vivre autrement. Évoquer les innombrables ruptures de soi à soi, ou de soi à l’autre, les promesses à soi-même non tenues, plus insidieuses que les promesses faites aux autres, celles qui viendront, qui dessinent déjà les formes de la culpabilité à venir.
Un ciel gris, voilà ce qui me sépare le plus de mon pays natal, plus encore qu’un océan. Cette lumière blafarde du présent, ces vêtements bien assortis, cette neutralité de l’expression, cette perfection du langage (vocabulaire riche et juste), le bruit des talons hauts sur les pavés irréguliers de la cour intérieure sur laquelle mon regard se penche à l’heure qu’il est. Pour calculer la distance de ce passé à mon présent, je mets bout à bout ces gens dont j’ai perdu la trace, ce qu’ils aimaient lire, ce qu’ils aimaient boire, les tuques (oui, tuques) et les casquettes qu’ils portaient, leurs chaussures, je les mets bout à bout et cela forme un arc de là-bas à ici. L’arc est chambranlant mais il tient le coup, se balançant comme la pyramide humaine d’un cirque de province. Et si j’avais l’agilité et la force d’un jongleur géant, ces gens mis bout à bout je les ferais tourner autour de moi dans une ronde joyeuse. Ce pays, mon passé géographique, éclaterait en rires énergiques au lieu de projeter une ombre sur moi.
Le premier bout de l’arc se trouve au bord du ruisseau Rimbaud, c’est-à-dire à une distance de moins d’un kilomètre derrière la maison où j’ai vécu mes dix-neuf premières années. L’autre bout, dans la cour intérieure d’un immeuble du dixième arrondissement. Au bord du ruisseau, il y a quatre saisons bien marquées, des odeurs sucrées de trèfle et de céréales. Des grains jetés aux poissons blancs, un chien, des orages imprévus, des égratignures de feuilles de plants de maïs plus hauts que moi, des levers de soleil au-dessus du “gros bois”, plus épais que le “bois à Rita”, de petits avions qui passent très bas, de l’ennui, de la hâte, des étés à travailler en sarrau bleu taché de graisse en rêvant d’études universitaires dans une ville vieille et enneigée…
(à suivre)
Beau texte.
(Commentaire bref, mais spontané)