sarrau bleu*
11 février 2015 § 4 Commentaires
Le plus simple c’est de sortir métro Filles du calvaire. C’est ce que la dame du Bazar de l’Hôtel de ville m’avait dit la veille, après m’avoir griffonné sur un bout de papier les mots « Weber Métaux rue de Poitou ». Elle avait dû l’écrire parce qu’avec son accent espagnol, j’avais entendu « Veberrrmeto » et ouvert les yeux grands comme des euros. C’est que, pour réparer un petit instrument très utile aux travaux de peinture à la maison, j’avais besoin d’une visse spéciale, une seule visse courte, à grosse tête plate. Voyez ? L’originale était bêtement tombée dans le trou de la baignoire, et sans elle, l’outil à gratter les tuiles de céramique était devenu inopérant. Jusqu’ici, vous me direz, ce sont des choses qui arrivent, pas de quoi en faire un plat, ni un article dans une revue culturelle.
Mais je ne m’attendais pas à ce qui allait suivre. D’abord une jolie promenade en diagonale jusque là-bas, puis en cherchant l’adresse on allait se river le nez sur une grille ouverte, donnant quelques mètres plus loin sur une porte vitrée. Si j’avais pris le temps de regarder les vitrines de l’extérieur, j’aurais pu voir un tour à fer miniature et des outils de précision de toute sorte, semblables à ceux que mon père utilise ; il est bobineur de moteurs électriques, un métier appelé à disparaître, voir déjà disparu, car aujourd’hui on le confie le plus souvent à des robots dans des usines immenses.
En poussant la porte vitrée de la boutique, bien avant le décor, c’est l’odeur qui m’a frappée. Un parfum de métal caractéristique des étés de mon adolescence où je travaillais tous les jours de la semaine à l’atelier de mon père. L’atelier, qu’on appelait la shop, était pour moitié une ancienne cantine de plage, un casse-croûte à frites acheté pour une bouchée de pain, qu’on avait fait déménager de Waterloo (Cantons de l’Est) jusqu’à Saint-Ours (Montérégie) par camion, et reconvertie. L’odeur de l’atelier est depuis restée associée à une idée de la pauvreté, aux étés qui n’en finissaient plus. Le sarrau bleu que je portais, même en pleine chaleur humide, dissimulant les hanches et les seins, les heures s’égrenant si lentement, les petites mains noires avec lesquelles on ne peut pas se toucher le visage, par exemple se gratter le nez, sans se salir. Les petites mains raclaient la rouille à la grosse brosse d’acier, nettoyaient le métal au solvant qui coulait du robinet d’une grande machine rouge. Les petites mains lavées et relavées au savon fort et à la brosse rêche le soir gardaient malgré tout l’odeur du distillat de pétrole pour la lecture d’après le souper. Je m’en souviens, il y avait une colère contre cette impression d’un immobilisme puissant, plus puissant que soi et tout le reste, une crispation, peut-être une extraordinaire volonté de ruades, mais avec elle la crainte de ne pas disposer des outils nécessaires. Même s’il y avait du plaisir, il y avait le désir de fuir loin de ceux dont on dépend : le désir, au fond, de disparaître, pour aller naître loin, loin d’ici, de là-bas, loin de l’atelier, le désir toujours présent d’aller du côté de la poésie.
Mais la même odeur, qui venait de me frapper en poussant la porte vitrée d’un vieux commerce parisien, vingt ans plus tard, ne me faisait plus le même effet. D’ailleurs dans ce décor le temps semblait s’être arrêté. Au-dessus d’un escalier qui montait à l’étage, on pouvait voir un large écriteau : VISSERIE. Une fois en haut, alors que j’étais encore saisie par l’odeur, une extraordinaire tranquillité venait m’envelopper.
En pénétrant dans la visserie, ma première impression se confirmait : je rentrais chez moi.
Rien à Paris, en six ans, ne m’avait jamais semblé aussi naturel. J’ai reconnu dans les manières du commis les codes que je maîtrise le mieux. Le jeune homme parlait ma langue ; même ses vêtements me rappelaient ceux que j’avais dû porter, et son humour celui des clients que je côtoyais à l’atelier. Et derrière lui les pièces numérotées classées dans les dizaines de tiroirs alignés sur des dizaines de mètres m’étaient familières : des visses, des rondelles (avec mon père on disait des washers), des fils de cuivre en bobines géantes multicolores. Alors qu’au dehors, au quotidien des klaxons, m’attendait la poésie dont j’ai tellement rêvé, et dont je fais pour ainsi dire mon métier, chez Weber Métaux, tout était calme et reposant. J’étais en terrain connu. J’abordais ma terre, cette même terre que j’avais fuie me paraissait maintenant quasiment chatoyante. Et j’ai pensé au livre de Didier Éribon, Retour à Reims**. J’entendais la voix de sirènes tentatrices : et si ma place était ici, à la visserie, plutôt qu’en littérature ? Et cette possibilité, au lieu de m’étouffer, était une bouffée d’air. Parce qu’ici, dans un vieux commerce du vingtième arrondissement, à des milliers de kilomètres d’elle pourtant, on parlait la langue de mon enfance.
Si le commis m’avait présenté un sarrau bleu tout taché, de petite taille, s’il l’avait ouvert devant moi en m’invitant à l’enfiler, j’y aurais glissé le corps et le cœur en entier. Car le sarrau bleu, il y a vingt ans, je ne le savais pas, c’était aussi de la poésie. De la littérature des profondeurs.
* Ce texte a été publié dans la revue Le Bathyscaphe (no 8, automne 2012)
** Didier ÉRIBON, Retour à Reims, Paris, Flammarion, coll. Champs essais, 2010
J’ai les larmes aux yeux…
(Oh! merci de me lire, Nastia…)
très émouvant
et bien rédigé, de la poésie en prose
Merci.