mon Réal (10)

4 novembre 2015 § 1 commentaire

 

On se retrouve là un samedi soir. Il n’y a pas de place pour nous dans la maison pourtant grande, alors on nous emmène au Motel Le Scorpion, tenu par un Chinois. Check-in, je n’ai pas d’adresse à lui indiquer, ni numéro de plaque d’immatriculation : on est à pied, et mon code postal étranger ne correspond pas au nombre de cases du formulaire d’identification obligatoire. Le Chinois nous donne quand même la clef du numéro 7. À deux pas de chez moi – pourtant à l’autre bout du monde, on se croirait au bord d’une falaise. Aucun bus dans ce coin-là, pas de taxi non plus, enfin pas à portée de vue. Un miroir au plafond, et une boule disco qui se met à tourner si on actionne un bouton près du lit. Rien à manger, rien à boire. On tient sur la réserve de bière ingurgitée pendant la soirée. De quoi survivre une bonne semaine.

 

 

mon Réal (9)

1 octobre 2015 § 1 commentaire

 

C’est le soir, tard, sur la main. Ma rue préférée, peut-être la plus hétéroclite, la plus représentative de mon Réal en patchwork. Le menu offre des plats japonais et les haut-parleurs du Johnny Cash. Le serveur doit faire la moitié de mon âge, une casquette à l’envers vissée sur la tête. Des personnages apparaissent/disparaissaient de l’autre côté de la vitrine, sur le trottoir troué, dont un type pressant le pas, une pointe de pizza fumante entre les mains. Il retient par un doigt le bout mou qui menace de faire se déverser tout l’all-dressed par terre. Son but, enfin celui que j’imagine : arriver chez lui sa pointe de pizza encore chaude, s’ouvrir une bière et regarder tranquillement le match.

mon Réal (8)

11 septembre 2015 § 1 commentaire

On s’est donné rendez-vous sur cette rue qui a été vivante autrefois. La femme que je vais rencontrer ne démord pas de mon Réal d’il y a quarante ans. Pour elle, entre cette époque et aujourd’hui, le temps s’est arrêté. J’ai beau lui dire que l’atmosphère de la Plaza me semble triste à force de sentir le vieux qu’on essaie de renouveler, elle aime la Plaza à la folie. Après un café elle m’invite chez elle, Petite patrie, où elle a réuni tous les ingrédients d’un gâteau, soigneusement dosés, sur sa table de cuisine. Elle n’a pas eu le temps de le préparer avant de me rejoindre. Je lui offre mon aide. Pendant que je coupe les poires en quartiers, elle remue les ingrédients de la pâte, mais dans le désordre. Elle a beau lire et relire la recette, les mots bougent devant ses yeux, ne se fixent nulle part. Le gâteau n’a finalement pas levé.

mon Réal (ou presque) (7)

30 août 2015 § Poster un commentaire

 

C’est dans une autre ville, la capitale, juste avant d’aller rejoindre mon Réal. Un appartement comme une vraie maison, avec deux étages et un grenier. On accède même au toit par une petite fenêtre. Ma colocataire revient de loin. Elle n’arrête pas de manger du tapioca. Elle m’a appris deux phrases en portugais avec l’accent du Brésil : avec de la pratique, j’arrive à dire « je t’aime » et « voudrais-tu un peu de poulet ». J’imagine une conversation de couple au bord de la séparation. L’homme disant « je t’aime » et la femme, préférant changer de sujet, y allant d’un « voudrais-tu un peu de poulet ? » à la place du classique et prudent « moi aussi ». Signe avant-coureur de la fin d’une histoire. Mon autre colocataire, une fille aussi, vend de l’herbe pour arriver. Sa clientèle est exclusivement féminine. Elle utilise une minuscule balance très précise et je suis fascinée par la façon qu’elle a de la manipuler. Son copain porte un chapeau de cowboy. Je ne sais pas pourquoi.

 

 

mon Réal (6)

19 août 2015 § 1 commentaire

 

J’habite ce drôle de quartier, pas très loin du chemin de fer qu’on est nombreux à traverser illégalement en ramenant des épices et des pâtes fraîches, grâce à une brèche dans la clôture frost. J’entends de drôles de cris d’oiseaux, une nuit. Des cris affreux, de douleur, de mort. Je me lève et vois sur le plancher de bois franc, dans le couloir à l’entrée de la chambre, des plumes multicolores un peu partout. Ce sont des plumes d’oiseaux du paradis. Des couleurs d’arc-en-ciel impossibles. Je préfère me recoucher, pensant que je rêve d’étranges et lointains tropiques. Le lendemain j’apprends que la perruche de ma voisine a été retrouvée morte et dans un piteux état. Une offrande qu’a voulu me faire Nana, ma chatte excentrique.

mon Réal (5)

10 août 2015 § Poster un commentaire

 

Je décide un soir de flemme, pas tous les jours dimanche, de commander une pizza blanche. Ils ont pignon sur rue depuis quelques semaines dans le quartier, j’ai noté leur numéro en rentrant à la maison, un après-midi. Une enseigne épurée, verte pour symboliser la santé, les bienfaits du légume ou de la luzerne en général. Un homme vient sonner à la porte, je ne sais plus, trente minutes plus tard, avec une pizza… pas cuite. Notre four est en panne, mademoiselle, excuse-moi. Mais tu vas voir, c’est pas compliqué, tu mets le four à quatre cents, ça prend dix minutes à cuire. Je lui demande combien je lui dois. Non, non, ça va être beau, on va te faire ça gratis… Moi qui suis cassée comme un clou, ça tombe bien. Il paraît qu’on appelle ça : être né sous une bonne étoile.

mon Réal (4)

22 juillet 2015 § Poster un commentaire

 

Un de mes premiers souvenirs de mon Réal. On va chez ma grand-mère, on court partout dans la petite maison sombre, rue Bordeaux, avec les cousins cousines. J’essaie de contourner de loin le chien-loup en bois foncé, haut comme un vrai, en position assise, qui sert à retenir une porte. Une petite sorcière souriante est suspendue au-dessus du frigo par un fil qui pend du plafond. On court, on court, alors on a chaud, on transpire. Ma grand-mère ne nous laisse pas aller jouer dehors sans avoir accompli ce drôle de rituel que je déteste, nécessaire parce qu’il va, selon elle, nous empêcher d’attraper une pneumonie : elle nous retire nos vêtements pour nous sécher à la serviette puis elle nous saupoudre de talc en nous prenant pour des perruques.

 

 

mon Réal (3)

3 juillet 2015 § Poster un commentaire

Il fait une chaleur incroyable sur l’avenue. J’attends l’autobus devant l’énorme vitrine d’un marchand de tapis d’orient. On a beau faire sagement la queue, le bus ne vient pas. On voit une petite vapeur floue flotter au-dessus de l’asphalte quand on regarde au loin. Un mirage sans oasis. Les talons hauts des dames s’enfonçent un peu dans le bitume. Un des marchands sort, costume cravate; il porte un perroquet sur son bras. De son autre main il vaporise de l’eau sur les plumes de l’animal. Je me demande quelle serait sa réaction si je lui demandais de m’asperger un peu. J’en ai vraiment très envie.

mon Réal (2)

23 juin 2015 § Poster un commentaire

 

Les plafonds du café, en reliefs, sont d’une belle couleur cuivre. Un ciel doré, comme poudreux, à la fois chaleureux et métallique. Les croissants au beurre nous explosent dans la bouche. Les meilleurs croissants de mon Réal. On refuse d’en perdre une miette. Les petites tables de marbre sont bien trop belles pour nous. On essaie de rassembler nos idées avant d’aller au boulot appartenir à d’autres qu’à nous-mêmes : il faut au moins le temps d’un café brûlant. Il faut au moins entendre les serveurs et serveuses s’envoyer deux ou trois adresses d’affection derrière le grand comptoir à guichet. Il faut s’émerveiller au moins vingt minutes de suite, aligner une trentaine de mots, pour accepter de se donner en pâture pendant huit heures.

 

 

mon Réal (1)

16 juin 2015 § Poster un commentaire

Je me souviens, les bus sont toujours trop rares la nuit, on ne peut pas se retenir de prendre des taxis. L’hiver, la cuirette de la grande banquette arrière se réchauffe lentement sous nos culs gelés. L’effet de la suspension usée sur les vagues de poudrerie qui s’accumule en lames de neige sur l’asphalte me donne l’impression d’être dans un bateau en pleine houle. Une nuit en particulier je suis très ivre, le chauffeur, lui, est handicapé : à la place de deux mains, des pinces sorties des manches de son manteau maîtrisent habilement le volant, émettant un drôle de cliquetis mécanique. Je ne sais plus très bien où on va. Sur le siège à côté de lui, il doit y avoir un sac de bagels parce qu’une bonne odeur de sésame grillé remplit l’auto.

Où suis-je ?

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