silhouette 398a
8 mai 2008 § Poster un commentaire
Un appel monte du fleuve. (Kafka)
Mais c’est un fleuve de caoutchouc. Non, de pellicule plastique chiffonnée comme dans les animations des années soixante-dix, ou la tempête sur la mer en sacs poubelle noirs du Casanova. Faut-il y répondre ? Faut-il y boire ?
Dire oui au fleuve ce serait tout laisser derrière. Ce serait mettre fin au bruit d’ici. Ne plus entendre les sirènes du premier mercredi du mois. Ne plus jamais faire le portrait de la dame laide au lion, la vieille femme du Jardin des riches. Ne plus lire les frasques du nain. Oublier le masque. Oublier la poupée de Kokoschka. Répondre à l’appel ce serait se pencher au-dessus de l’immense flaque vert-marron, pour réaliser que rien ne s’y mire plus, à l’exception des carcasses de bâtiments oxydés. « Rejoins-nous au cimetière de bateaux ! » qu’ils disaient après l’école. On n’avait que de la ferraille et de la poussière de rouille pour tout environnement ludique. De vieux motards, Anges des Enfers, se cachaient peut-être dans les coins. Et c’était le comble de l’excitation : on disait qu’ils enlevaient parfois les enfants.
Répondre à l’appel ce serait constater que je n’y suis plus, m’égarer dans mon absence. Retrouver gaiement les traces d’un rien qui s’éternisait, qui traînait en longueur. L’été était synonyme de mois qui refusent de passer, d’immobilisme, de suspension forcée de l’illusion qu’on avance, suspension de ce qui nous tient éveillé : la possibilité d’une fuite. L’été : le contraire d’une échappée. L’absence de livres. L’humidité, le travail crasse et suffocant, l’oubli forcé des alternatives, la rencontre d’ignorants gueulards impossible à éviter, l’omniprésence d’une femme mise en échec par un secret, les amitiés inaccessibles.
Un appel monte du fleuve. L’appel des origines. Pour cette fois ce sera la sourde oreille.
silhouette 531
5 mai 2008 § Poster un commentaire
La petite véranda posée à plat dans le soleil, le barrage fait entendre un bruit paisible et continu. (Kafka)
Non loin d’un piano à l’abri, assis sur une chaise en osier couverte d’un tissu chaud à carreaux, un thé entre les mains, à moins que ce ne soit un chapelet (je ne vois pas très bien, je suis ordinaire donc myope), un poète parlerait de lumière, d’arbres, d’âpreté et d’eau. Il parlerait de l’amour en fuite, de la mort qui vient, de la fin des corps, des blessures, de la guerre et des oiseaux. Il grimperait sur le toit pour se rapprocher du ciel, se perdrait en descriptions de nuages et de pluies. Et le style. Le style des pluies. Il parlerait de copeaux de bois, de meurtrissures, de commissure des lèvres, de peintres, de souches, de mousse, de lichen (comestible, on l’espère). Pas une seule fois il n’utiliserait le mot « pierre », le « silence », ou le « je » à proscrire (on l’a appris à l’école), mais plusieurs fois le corbeau, l’ocre, une ou deux fois Vermeer, la neige, et le hibou. Plusieurs fois les couleurs. Plusieurs fois le ciel. L’envol. L’enfance. La rivière. La mort. Le corps en miettes de temps. Il évoquerait les barbelés, les pelures d’orange, la peau qui se fend, le ruisseau gelé, le rocking chair, et terminerait sur l’enfant à venir.
Je voudrais lui répondre saleté, puanteur, égouts, passoire à spaghetti, fer à étamer, torchis, palan pneumatique (ou électrique je ne sais plus, je suis myope donc je n’ai pas de mémoire), poisson blanc non comestible, blé d’inde à vache, essence, misère de pauvre (ou simplicité involontaire), gaspillage, ratage, verrues de crapaud, ordinaire, ordinaire, compliqué, compliqué, nervosité, doute, nommé simplement, nom commun, village laid, pigeons estropiés dans une capitale imbécile et tape à l’oeil, inexact, rocailleux (le contraire de lisse : rugueux, crépu, inégal, pousse mais pas égal), traître. Orgueil. Un peu de mensonge, que diable, et de vêtements non assortis.
silhouette 274
4 mai 2008 § Poster un commentaire
“Ne voulez-vous pas vous joindre à nous ?” Une personne de ma connaissance me posa, il y a quelques jours, cette question, en tombant sur moi, comme j’étais assis seul à minuit passé dans un café déjà presque vide. “Non”, lui dis-je. (Kafka)
Non, non, non. Le mot résonnait doucement, je l’entends encore, je me sens le prononcer. Ah le régal du mot.
« Non, je préfère discuter tranquillement avec ce petit fil blanc, vous le voyez ? » en pointant, un peu ivre, ce qui sautait aux yeux sur ma veste gris foncé, un fil de coton je crois, légèrement enroulé sur lui-même. Pourtant, cette personne ne me déplaisait pas, non. Et l’entourage que je lui devinais, de loin et de ma myopie, non plus. Mais voilà, j’étais assis seul, je voulais demeurer assis seul, boire un verre de plus, seul. À minuit passé. Il y avait cette nuit-là quelque chose de poussiéreux dans l’air. La fumée des cigares, les tables encombrées de pichets vides et de cendriers, les costumes sombres sous cette brume un peu sale et parfumée d’eau de cologne bon marché. J’aimais voir la porte s’ouvrir sur un nouveau personnage. J’aimais la prudence qui venait naturellement avec le geste de pénétrer le lieu, petite salle déjà chargée d’une ambiance. Unique à chaque soir, dépendante d’humeurs, d’allées et venues infiniment variables, elle ne reviendrait jamais exactement de cette manière. Je le savais et je savourais. Parce que ce soir-là, il y avait bel et bien quelque chose de poussiéreux. Il y avait un parfum d’hiver et pourtant nous étions en octobre. Dans la salle encombrée de tables en bois épais, sans fenêtre, les rires étaient feutrés, pourtant clairs. Personne n’avait encore touché au piano sauf pour y poser son verre. De la cendre tombait parfois sur les touches. Alors l’homme au service laissait quelques minutes ses tireuses à bière pour venir refermer le couvercle. Il en profitait pour faire une ronde, s’assurer que tous avaient de quoi boire, en se caressant le menton. Ce soir-là il m’a fait un clin d’œil entendu. Il notait lui aussi : le feutre, la poussière, avant de retourner au comptoir astiquer les pompes et les pintes. La porte s’ouvrait sur un prochain personnage. Puis je répondais à cet homme de ma connaissance : « Non, je vous remercie, je préfère regarder. »
silhouette 402c
16 avril 2008 § 2 Commentaires
Tout ce que j’ai hérité de mon père, c’est une petite boîte à épices en argent. (Kafka)
Elle est muette aujourd’hui. Elle ne révèle plus rien, ni ne contient quoi que ce soit de souvenirs ou de parfums. Elle est ternie par endroit. J’hésite à en prendre soin, à l’astiquer. Je préférerais même qu’elle s’abîme encore. J’ai l’impression que son usure a été interrompue pour de bon. Pourtant je voudrais qu’elle vieillisse encore, que ses charnières se mettent à grincer. Je préférerais voir apparaître de la rouille sur ses côtés, cela me prouverait qu’il s’agit bien d’un objet absolument banal, qui ne signifiait rien et ne signifiera jamais ; elle serait en métal, en fer blanc, alors. Je ne pourrais plus dire : oui, voilà la boîte à épices en argent de mon père, mon héritage. Il faudrait dire : oui, voilà, prenez un bonbon à la menthe dans ma toute bête petite boîte à épices en fer blanc qui n’a appartenu à personne, ou au contraire, qui a appartenu à tout le monde.
Je pourrais aussi jeter cette boîte. Ou la remplir de graines, y percer des trous, en faire une mangeoire d’hiver pour les oiseaux, y suspendre un bout de suif, la transformer en abreuvoir en été, y mettre de ce nectar synthétique pour colibris, ou encore y glisser une trappe à mulot pour le début des froidures. Je pourrais en faire une boîte à poupées, ou bien une boîte à farine. Y faire couler de la mélasse, juste pour le plaisir. Y couler du béton puis la balancer au fleuve.
Boîte muette. Mes doigts peinent à t’ouvrir à chaque fois, et pour ne rien trouver dans ton ventre.
silhouette 719c
27 mars 2008 § Poster un commentaire
On donna le départ d’une course dans les bois. Tout était plein d’animaux. Je tentais de mettre de l’ordre. (Kafka)
C’était le départ de la course quotidienne. Tout était plein d’animaux, et. Des oiseaux surtout. Je devais les prendre et les cuire. Des oiseaux de terre, des perdrix, ou des poules d’eau. Une fois attrapés, je les plumais bien, j’ouvrais leur ventre, en étudiait les viscères (mais rapidement et sans que ce soit su) pour cette passion que je nourrissais, avant de les farcir de ce qu’on me donnait, de les reprendre en brassées pleines, à glisser sur mon épaule. Oiseaux en baluchon je courais aux fours de pierre ou bien aux broches, j’étalais mon butin sur les planches qui tenaient encore.
Pour le lièvre il fallait aller aux collets ; il fallait les poser puis les relever, les collets. Les tendre. Une fois les lièvres pris, leur enlever la peau pour la faire sécher aux branches, comme des trophées.
Je n’avais qu’une envie. Rester le nez collé aux rochers roux, observer de près les creux, les rainures plus sombres ou plus pâles, demeurer. Alors que je courais d’oiseaux en lièvres, de suifs en feux de feuilles mortes, je rêvais de rochers parfaits, d’écailles de poisson, de tourbières vierges. Au lieu, je tentais de mettre de l’ordre parce qu’on le demandait et parce que je ne connaissais pas la désobéissance.
silhouette 455c
6 mars 2008 § Poster un commentaire
Le clair de lune nous aveuglait. Des oiseaux criaient d’arbre en arbre. Il y avait des sifflements dans les champs.
Nous rampions dans la poussière, un couple de serpents. (Kafka)
Il fallait ramper avec une main en visière : serpents à deux genoux et un bras, à glisser sur les terrains humides après les sentiers poussiéreux, sorte de salamandres estropiées nous étions. Nous quittions les chemins pour atteindre les herbes hautes. À tout instant nous nous attendions à rencontrer un de leurs grands chiens. Pour ma part je me sentais moi-même un museau, j’étais deux crocs sur genoux, je me préparais à mordre une tête au moins. J’étais prêt à avaler un oeil, même un ventre si nécessaire. Pour nous sauver.
Nous nous sommes arrêtés sur un talus dénudé à flanc de forêt, selon l’odeur, une tréflière. Enfant, une fois, j’avais vu l’ami de mon frère se nourrir du sucre contenu au bout de chaque petit pétale du trèfle rouge. Il les prenait un à un entre ses doigts effilés, en suçait tranquillement le bout puis les jetait, comme ça. Le souvenir de l’ami me revenait au milieu de notre course accroupie. Sous la lune, à quatre pattes sur le talus je me suis mis à la tâche. Une faim telle que j’avalais les boutons entiers. C’était devenu un champ de sucre candi. Les autres m’ont rapidement imité. Nous en avons oublié les chiens. La rosée donnait à ces nouveaux fruits, à ces inventions, un parfum de sève mielleuse. Nous n’avons pas entendu le chant des sifflets se rapprocher. Le suc des fleurs de trèfle allait nous achever. J’en voyais avaler des rhizomes entiers, quand ce n’était pas les frondes de fougère ou le chiendent. Tous les six, nous étions ivres. Il fallait détaler mais plutôt nous mangions comme des bêtes.
silhouette 457
25 février 2008 § Poster un commentaire
Tout homme porte une chambre en lui. C’est un fait qui peut même se vérifier à l’oreille. Quand un homme marche vite et que l’on écoute attentivement, la nuit peut-être, tout étant silencieux alentour, on entend par exemple le brimbalement d’une glace qui n’est pas bien fixée au mur. (Kafka)
Ou encore le bruit d’un lit qui craque sous les tourments et retournements. Il y en a pour qui c’est une chambre absolument nue ; ces hommes-ci font un bruit de trou noir, ou de vacuité. Sur leur passage, ce n’est pas un silence, c’est encore moins, c’est un ravalement d’air. Pas un bibelot ne traîne ici, pas un souvenir, pas même un sous-vêtement oublié en boule sur le plancher, ou un mouchoir usé. Rien. Quand la mémoire voudrait faire entrer quelque objet dans cette chambre, babiole ou trésor, ça rebondit comme sur le plastique d’une paroi bombée. Avec eux la mémoire doit ruser, suivre le tracé de mille chemins, mille détours. Alors peut-être seulement, on retrouvera une icônette épinglée sur une porte de placard, mais elle demeurera illisible pour l’étranger de passage, même si le séjour devait se prolonger. L’image épinglée, au mieux, sera floue, jusqu’à son effacement : conclusion d’une brève lutte contre la bile noire.
À l’opposé, il y a ceux qui ont beau marcher lentement, tout un vacarme sur leur passage nocturne. Les encombrés, comme on les appelle, ceux dont les visiteurs devront patiemment se frayer un chemin jusqu’au fauteuil poussiéreux et devoir se contenter d’un repos de quelques minutes. La mémoire de l’encombré est tant débordée qu’à toutes les demi-secondes il s’agit de chasser un souvenir pour laisser la place au petit dernier. Une cacophonie d’objets tournoyants, dans cette chambre, fait lever la poussière et déplacer la tristesse qui doit, chaque seconde du matin au soir, ou du soir au matin, se poser ailleurs, puis ailleurs, puis ailleurs. Ceux qui portent en eux ce fourbi ont sur l’épaule toute une planète. Et pour danser ils doivent être sorciers ou jongleurs.
silhouette 251a
17 février 2008 § Poster un commentaire
Étions-nous fous ? Nous courions la nuit à travers le parc et brandissions des branches. (Kafka)
Étions-nous fous ? Ou bien c’était la fin du monde. Ou bien nous étions pourchassés par des marcassins qui auraient plutôt souhaité pourchasser leur mère. Il reste que c’était notre loisir. Nous brandissions ces branches au bout desquelles brûlait un feu d’enfer qui devenait feu de joie. À cette heure, le parc s’était refermé sur nous, recroquevillés à temps entre de drôles de buissons. Nous avions observé les gardiens. Ils circulaient comme des gendarmes aux chiens baveux. Il fallait glousser sans faire de bruit, il fallait se moquer très bas des pauvres pantins casqués en retenant fort entre nos doigts boîtes d’allumettes : tout ce qu’il avait fallu prendre pour la nuit qui menaçait au moindre geste d’échapper à nos poches trouées. Ils faisaient une dernière ronde puis on entendait les grilles se refermer dans un long grincement qui annonçait les réjouissances. C’était convenu entre nous : il fallait avoir entendu une treizième fois le pas relâché des pantins fatigués puis compté jusqu’à trente-six pour enfin sortir de notre cachette.
Puis au coup d’envoi nous nous répandions, comme la vermine rampait sur la tête de nos pères, sur les sentiers du parc. D’abord en silence puis bruyamment suivant l’apparition des étoiles. Nous allumions les branches choisies, nous courions à perdre souffle, pourchassés par les uns et les autres, et de haut, nos mains à couper : on aurait pu dire des lucioles. Nous dessinions dans la nuit des rubans de lumière : les courbes en saccade suivaient nos bonds, comme nos cris. Oubliés les pantins, le pain rassis : veiller seulement à ne pas tomber en glissant sur l’herbe hypocrite.
silhouette 410
3 janvier 2008 § 6 Commentaires
Courir, courir. Vue d’une rue transversale. Maisons hautes, une église plus haute encore.
C’est comme ça que j’imaginais le début d’un film cette nuit-là. Une course dans la pénombre d’une rue étroite. Était-ce le Malher qui jouait dans mes oreilles ? Était-il responsable de cette vision ? Sans doute, sans doute. Je me voyais dans ce décor et m’étonnais une fois encore. Avais-je rêvé ces années de pauvreté, mais de curiosité extrêmes ? Ce souvenir des mains tachées de graisse noire, de parler lâche, et de petits avions abandonnés dans les hautes herbes. Ces gens que je ne pouvais approcher, toutes ces choses que j’ignorais, que je savais à peine deviner. Le savoir hors de ma portée, enfermé quelque part. (Un jour ce savoir a été devant moi, à quelques pas, pour mieux me tirer la langue et me narguer, pour, avant de me laisser tomber, me prendre et me rendre folle. Il était inépuisable mais fait pour les grosses fortunes et l’on m’avait tant menti. J’en ai regretté, un temps, d’avoir voulu goûter à ces choses.)
À travers la brume de la ville. Dans une rue étroite dont un côté est fermé par une muraille couverte de lierre.
Une course dans le brouillard, donc. Cette ville aux rues sans trottoirs est ma tête. Et le lierre me protége de la folie en cachant ce que je ne peux voir, ou reconnaître. Et j’entends Malher. Et je pense à la poupée mécanique que je peux devenir. Tout autour de moi on parle une langue qui m’est à demi inconnue. Elle résonne doucement, elle voudrait me rassurer. Mais je suis occupée à chercher une preuve : mon pays existe-t-il ? Ai-je rêvé mon passé ?
silhouette 602
21 décembre 2007 § 2 Commentaires
Le soir venu, il ferma la porte de sa boutique et courut en haut comme s’il allait voir une opérette. (Kafka)
Il s’agissait pourtant de la chienne-louve qui avait mis bas. Depuis une dizaine de jours il y grimpait souvent. Les marches craquaient, passaient près de céder. L’animale l’attendait.
Puis il redescendait remplir le caisson du poêle. Absorbé par cette tâche. Contraste : le froid derrière son dos et la lumière chaude brûlant son visage le fascinait à chaque fois, depuis le tout début de ses nuits d’hiver (qui remontait à des décennies). Lorsque la boutique lui permettait mal de survivre, devait sucer un morceau de sucre en craquant ses allumettes. Se grattait la tête en faisant des boules de papier de ces vieux journaux. S’asseyait le temps de s’assurer de la bonne marche des flammes, puis remontait aux louveteaux. Et qu’importe si des clients retardataires et frileux venaient frapper après la fermeture : il n’avait jamais été sensible à ces manifestations pathétiques et préférait garder pour lui ce qui lui restait de ses fromages et de son pain sec, et sans sel.